De l’économie solidaire au renouveau de la coopération
Jacques Prades CERISES Université de Toulouse 2-Le Mirail
Je voudrais vous dire en peu de mots pourquoi ce débat sur les coopératives d’habitation retient mon intérêt et quel est sa place dans ce qu’on pourrait appeler en France « le renouveau de la coopération ». Le mouvement coopératif s’est pleinement constitué à la révolution industrielle à la suite du deuxième mouvement des enclosures en Angleterre puis en France. Les progrès techniques réalisés dans l’agriculture et l’appropriation forcée des biens communs vont couper de leur terre des millions de pauvres, jetés dans les villes.
C’est ainsi qu’est né le salariat où les travailleurs étaient en concurrence les uns avec les autres, vendant leur force de travail à des propriétaires de moyens de production. La coopérative est née de cette lutte contre le salariat. Entre 1830 et 1850 en France, plusieurs associations coopératives se sont créées avec pour volonté de coopérer plutôt que de se concurrencer : l’Atelier (1840-1850), Les bijoutiers en dorés (1834-1873) issus des théories de Buchez. Au fil du siècle passé, l’Etat vint partiellement prendre la place de ces foyers de résistance, en offrant un filet de sauvetage à ceux qui n’avaient pas de place sur le marché. D’un côté, les entreprises deviennent de moins en moins sociales car l’Etat assume cette fonction.
Ce qui marque le paysage des coopératives dans les années soixante- dix et quatre- vingt, c’est leur profonde banalisation, au premier rang de laquelle participe activement Le Crédit Agricole. C’est en réalité toute l’économie sociale qui va basculer: de l’utopie de la République coopérative vers un modèle de gouvernance d’entreprise à forte valeur ajoutée sociale et environnementale. On ne se place plus au niveau de l’économie mais des entreprises, en luttant contre les inégalités sociales et non contre le salariat. On revendique la double qualité, le principe « un homme = une voix » et des réserves impartageables dans une relation de coopération avec l’Etat.
D’un autre côté, l’Etat annexait les mutuelles dans un mouvement d’institutionnalisation. Le mouvement de restructuration industrielle des années soixante-dix va bousculer totalement la donne. Nul doute que la crise économique des années soixante-dix transforme la configuration internationale par une compétitivité accrue en même temps qu’elle exclut une population de plus en plus nombreuse.
Premièrement, les entreprises performantes deviennent nomades et cherchent à se débarrasser des contraintes des Etats qui perdent leur pouvoir de régulation. Elles jaugent leur performance à la capacité de réversibilité de leur territoire. Du même coup, en dix ans, la rapide montée du chômage passe de 3 % puis 6 et 9 % en 1985. Et parallèlement, on comprenait que ce chômage là n’était plus un chômage frictionnel mais un processus au cours duquel des individus en perdant leur emploi perdaient du même coup leur insertion sociale, ce 1 qui donnait aux trente glorieuses une signification nouvelle. Le marché en devenant de plus en plus envahissant produisait une société de marchés qui excluait ceux qui n’étaient plus dans le marché, le social devenant un sous-produit de l’économique alors que dans toutes les autres sociétés existantes, l’économie, insérée dans la société, n’était pas parvenue à se débarrasser du politique, de la morale, pour le soumettre à ces règles.
Deuxièmement, on vit la lente dégradation des coopératives de consommation pour aboutir à la crise de 1984-1985 mais qui avait commencé au milieu des années soixante- dix. Pour aller vite (pour plus de développements, on se référera aux travaux de H. Desroche), ni la concurrence de firmes géantes de la distribution aux ressources financières et techniques import antes, ni la prolifération d’association de consommateurs, ni l’implantation des coopératives qui laissait en déshérence les grands ensembles à forte densité de population, ni le poids du budget alimentaire qui tendait à s’affaiblir alors que les coopératives continuent à axer leur efforts sur le poste alimentaire, ni enfin la division entre appareils de permanents et réseaux des usagers ne firent l’objet d’une attention soutenue des associés des coopératives de consommation. De plus, des dispositifs juridiques crurent bon de séparer entre syndicats de consommateur et co-gestion de producteurs.
Par ces pressions qu’on retrouvera au travers de la loi Chalendon pour les coopératives d’habitation, on dissocie l’acte de production et celui de consommation qui est au fond une des clés d’opposition du coopératisme. (Les économistes réduiront cette question à l’asymétrie informationnelle entre offreurs et demandeurs). C’est dans ce contexte que sont nées les structures relevant de l’insertion : d’une part, les travailleurs sociaux étaient obligés de se coltiner au marché, d’autre part l’insertion ne pouvait plus se résumer à des plans de formation. C’est ainsi que sont nées les structures d’insertion par l’activité économique. Si l’on compare le coût des programmes aux résultats en termes d’insertion, le résultat est maigre. Mais ce qui est encore plus maigre, c’est que ces structures apparaissent comme des sas qui ne règlent rien : il faudrait constamment reproduire le processus puisqu’on ne touche pas aux causes qui produisent les mêmes effets. Tout se passe comme si on gonflait artificiellement un pneu crevé.
C’est dans ce paysage qu’apparait une foule d’initiatives éparses, désordonnées, hasardeuses, plus connue en France sous le nom d’ « économie solidaire » 1 : les AMAP, les régies de quartiers, les crèches parentales, l’échange équitable, etc. Il faudra quelques temps pour comprendre qu’elle fait renaître l’essence du mouvement coopératif, beaucoup plus qu’elle ne s’y substitue. Ce renouveau de la coopération repose sur trois grands piliers qui devraient être notre projet : – une réappropriation de l’espace social : compter sur ses propre s forces 2 et prendre sa vie en main, c’est s’opposer à l’idée que le monde nous échappe totalement. – la création d’un collectif fondé sur l’hétérogénéité des groupes et non leur homogénéisation. – le principe de la double qualité : les gens qui conçoivent et acquièrent sont aussi les usagers de ses services. Le mouvement coopératif ne peut s’enfermer dans la reprise d’entreprise qu’elle soient en dépôt de bilan ou en l’absence de repreneur. Permettez-moi d’insister sur ce point : au-delà des différentes formes de coopérative d’habitation que nous allons écouter aujourd’hui des coopératives de location- propriétaire québécoises, des habitats écologiques aux habitats groupés, des castors aux éco-constructeurs, la coopération, ce n’est pas ce qu’il faut faire qu’on n’a pas de sous, quand on n’a pas de quoi se payer une maison individuel le. C’est au contraire le dépassement de l’individuel par la création du collectif. Il faut marteler cet aspect.
J’ai développé cette idée dans « Compter sur ses propres forces » Editions de l’Aube, 2006. 2 qui domine l’individualisme. Le mouvement doit au contraire reprendre en main ce que les années soixante- dix ont balayé : le territoire et la lutte contre l’exclusion. C’est en ce sens que les coopératives d’habitation sont intéressantes : elles participent de ce mouvement de lutte pour le droit au logement, comme les coopératives de crédit participent au droit à l’initiative économique et les coopératives de services de proximité participent au droit au travail. Mais le secteur du logement présente en France des particularités et j’en relèverai deux.
Il est d’abord marqué par un marché qu’on peut schématiquement découper en quatre zones : le cœur des agglomérations où le prix du m2 n’autorise plus la grande majorité des salariés d’y habiter, ce qui est un véritable scandale de la classe politique de droite comme de gauche ; une première couronne constituée de grands ensembles dans des zones sensibles ; une deuxième couronne formée le plus souvent de maisons individuelles où les services publics sont rares. Une dernière zone est dite « rurale ».
Ce découpage schématique montre la tension qui existe sur le centre, le désintérêt des grands ensembles, la faible attractivité de zones dépourvues de services publics et les difficultés d’habiter dans des lieux où le travail est moins présent. Ce paysage est renforcé par la tension du marché locatif qui va s’aggraver par deux raisons supplémentaires : la première est la tendance des investisseurs à préférer les bureaux aux logements et la deuxième est que les politiques du logement ont privilégié depuis dix ans les politiques de défiscalisation qui relèvent davantage de stratégies d’épargne de classes aisées qu’une réponse aux demandes de populations vulnérables.
Sait-on que l’Etat français a donné en cinq ans en défiscalisation l’équivalent de dix ans de politique du logement ?
Nul doute alors que la coopérative apparaît comme l’instrument de cette réappropriation de l’espace social, pour créer du collectif et appliquer à soi ce que l’on veut pour les autres. La diversité des formes coopératives présente une proximité avec la diversité des organismes de finances solidaires : ceux-ci peuvent être classés en trois catégories selon qu’ils s’adressent à la nature du client, à la nature du projet ou à son lieu d’implantation. L’ADIE (Association de micro- crédits) s’intéresse aux exclus du prêt comme les coopératives d’habitat social s’intéressent prioritairement à des populations vulnérables. La NEF (coopérative de crédit) s’intéresse à la nature du projet (culturel ou environnemental) comme certains habitats groupés valorisent des matériaux sains ou écologiques, des lieux communs d’expressions artistiques. Les plateformes d’initiatives locales (même si les chambres d’économie sociale sont les seules à ne pas avoir utilisé cet outil) s’accrochent au territoire comme certaines coopératives d’habitation ont cherché à recomposer des territoires ruraux ou en friche. La référence européenne en matière de micro- finance est la Banca Etica italienne car elle réunit cette diversité en essayant de partir d’une épargne d’un territoire donné pour financer des projets à finalité sociale ou écologique à destination d’une population sensible.
On pourrait imaginer de la même manière des projets de coopératives de logement qui associent mixité sociale, projet collectif et environnemental, utilisant des matériaux sains et choix esthétique sur un territoire donné. Si nous parvenions à un tel objectif, on renouvellerait le débat politique en ce domaine qui piétine. Pour conclure, de quoi avons-nous besoin ? A mon avis, de trois choses : – tout d’abord, le lieu d’une fabrique de rêves , d’utopies en marche ; nous vivons une profonde régression historique qui ne tient ni à la masse d’exclus qui peuplent nos cités, ni à la dégradation planétaire de la biosphère. Elle résulte du fait que nos sociétés ont perdu le sens de l’utopie, c’est-à- dire la capacité de mettre la distance qu’une société entretient avec 3 elle-même. Du coup, elle perd le moteur d’imagination collective qu’avait suscité Thomas More en 1615 et, par là-même, la capacité de remettre en cause le sens de ses acquis. – ensuite, l’existence d’une boite à outils accessibles à tous, un règle du jeu et des dispositifs juridiques prêt à l’emploi et ajustable à chaque situation.
L’expérience des habitats collectifs et de tout projet collectif ne doit pas se faire au hasard. Il ne faut pas se dire : « nous sommes des copains et il n’y a aucune raison pour qu’il y ait des conflits entre nous » ; il faut dire : « il y aura des conflits, prévoyons à l’avance comment nous les règlerons » et ce sera la meilleure façon pour qu’il n’y en ait pas ! – enfin, la maîtrise partielle du foncier par des règles sur les reventes qui peuvent prendre plusieurs formes : soit comme au Québec, le fait que l’on est propriétaire que de parts sociales qui ne suivent donc pas le cours du foncier, soit par le reversement au collectif d’un pourcentage sur les plus-values foncières, soit d’autres types qui restent à inventer. Dans tous les cas, ce ne sont pas des règles juridiques qu’il s’agit de mettre en place mais d’une philosophie pratique qui prend la forme de règles qui balisent toute construction d’un collectif. 4
L’état n’est plus en mesure de gérer ces problématiques, sa ligne directrice est devenue trop libérale et ne va pas aller en s’améliorant avec l’arrivée d’Emmanuel Macron à la présidence.
Il est important de chercher à inverser complètement la logique actuelle et redéfinir les bases du vivre ensemble.
Jean Luc Mélanchon et son programme un avenir en commun ont de réelles propositions avec comme socle fondateur un logement décent pour tous. Et pourquoi pas le permettre à travers des coopératives et des habitations autogérées, en habitat partagé?
Garantir un logement digne à tout le monde est possible lorsqu’on connait le nombre d’appartements vacants en zone tendue, et plus encore les bureaux innocupés depuis des années qui ne demandent qu’à être transformé.
La logique de HLM de luxe n’est pas non plus la bonne solution, il faut réfléchir à de nouvelles règles d’urbanisme et limiter la spéculation immobilière qui empêche les plus démunis d’accéder à un toit.
Pour en savoir plus sur ce que propose la France Insoumise : https://avenirencommun.fr/le-livret-logement/